Dans la bonne ville de Central, les terrasses de café étaient prises d'assaut depuis de nombreuses heures. Il faisait si chaud en ce jour. Les enfants couraient dans la rue, et tentaient de se raffraichir en forçant les bornes d'incendie. Le temps n'était pourtant pas agréable : l'atmosphère était lourde.
Shaina n'était pas incommodée par le climat. La chaleur ne lui avait jamais posé problème ; au contraire, elle lui manquait parfois et espérait ne jamais se rendre du côté de Briggs. Le blizzard la faisait frissonner rien que d'y songer. N'étant pas de service pendant sa présence à Central, elle en profitait pour visiter la ville et la connaitre parfaitement. Elle accomplissait souvent ce rituel quand elle voyageait, et ce même s'il ne s'agissait pas de sa première venue. Les villes peuvent changer ; la mémoire fluctue. Se remémorer les lieux était primordial. Elle avait arpenté la ville, toute la journée, avant de rejoindre sa chambrée pour récupérer une sorte de malette, puis se diriger vers les bâtiments de l'armée un quart d'heure avant son rendez-vous.

Elle monta les escaliers, passa le seuil du bâtiment, salua très cordialement la jeune secrétaire avec qui elle avait bu un verre quelques jours plus tôt, et s'engagea dans les couloirs menant au bureau du Colonel Roy Mustang.

Alors qu'elle avançait dans ce bâtiment triste et monotone, aucune émotion en particulier - la curiosité exceptée - ne la saisissait. Elle s'était préparée pour le jour J ; toutefois elle travaillait sur cela depuis des jours.
Shaina n'oublierait jamais ses origines, et ne pourrait les renier. Absente du terrain lors de la guerre Civile, elle avait échappé à l'horreur qui n'avait pas épargné son peuple. Lorsque Le Général Grumman lui avait confié cette mission, elle accepta à contre-coeur. Avant de se faire une raison : elle-même était une militaire ; et même si son ancien supérieur l'avait sauvé de toutes les dérives liées à la Guerre Ishval, elle connaissait les réalités de l'armée. Le devoir d'obéissance. Contrairement à certains survivants aux yeux rouges et au teint mat, elle savait faire la différence entre ceux qui n'avaient pas le choix et ceux qui en tiraient du plaisir. Comment pouvait-elle en vouloir à un homme vivant dans le remords ? Enfin, elle supposait cet état de fait depuis le portrait de Roy Mustang établi par Grumman.

Shaina regarda l'heure. Elle avait cinq minutes d'avance tandis qu'elle se trouvait face à la porte du bureau. La ponctualité faisait partie du quotidien ; elle frapperait à la porte quand le moment sera venu. Elle s'adossa au mur et se contenta d'attendre. C'était drôle ; après Hanae, voila qu'elle allait retarder une seconde personne. En même temps, le peu d'heures qu'elle allait imposer au Colonel n'était rien face à sa propre attente, qui se mesurait en jour. Pourquoi ne pas procéder à un échange équivalent ; il était alchimiste après tout.

A quelques minutes du rendez-vous, la porte pivota sur ses gonds pour laisser sortir un engagé aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qui affichait un air blasé en fumant une cigarette. Leurs regards se croisèrent ; son visage changea d'émotion, se voulant plus séducteur. Il s'approcha d'elle en prenant le temps de souffler de la fumée. Shaina se mit à sourire, tout en pensant qu'elle connaissait par cœur ces méthodes masculines. Peu effrayé par le grade de la jeune fille, supérieur au sien, il la salua avec désinvolture.

- Bonsoir, Lieutenant. Attendez-vous quelqu'un ? Seriez-vous perdue ?

La jeune femme se contenta d'accentuer son sourire, de plisser les yeux jusqu'à les fermer et pencher la tête sur le côté. Le genre de mimique qui fait craquer les hommes en recherche d'un bel amour. Peut-être que lorsque Shaina voudra fonder une famille, elle pourrait intéresser à un homme comme Jean Havoc. Toutefois, ce n'était pas le moment. D'une voix douce, elle brisa les espoirs du vaillant garçon.

- J'ai rendez-vous avec le Colonel Mustang.

Si, on pouvait encore s'étonner en ce monde. La perte des couleurs sur le visage d'Havoc faisait partie de ces phénomènes extraordinaires. Le pauvre, il était défait. Peut-être était-il un habitué des râteaux ; pas aussi rapides cependant. Shaina, compatissante, posa une main sur son épaule et lui murmura à l'oreille.

- Mieux vaut vous trouver une personne digne de vous.

Elle le laissa derrière lui, sans un regard, avant de taper à la porte. Une voix s'éleva, l'invitant à entrer. Ce qu'elle fit. Elle referma derrière elle, et se déplaça vers le fameux Colonel. Si d'apparence, elle gardait sa retenue militaire, à l'intérieur, elle ne pouvait s'empêcher de l'observer. Il était aussi beau garçon que les rumeurs le prétendaient. Il faisait jeune pour son grade, mais il dégageait tellement de charisme qu'on en oubliait son âge. Il avait suffi de peu de temps pour qu'elle comprenne pourquoi le Général lui accordait toute sa confiance.
Shaina exécuta le salut militaire, attendant le repos pour aborder la raison de sa venue.

- Lieutenant Shaina. A vos ordres, Colonel.

Avec vos ordres, beau brun, corrigea-t-elle dans sa tête. 

Shaina baissa le bras lorsqu'on lui en donna l'ordre. Elle voyait bien que Roy Mustang la jaugeait, n'hésitant pas à la regarder directement. Rien d'étonnant en soi, s'il n'osait pas ce genre de comportement, il ne méritait pas son rang. Elle l'imita, le sourire en plus, ne baissant pas les yeux.

- Veuillez excuser ma présence dans votre bureau à cette heure tardive. Je n'ai réussi à obtenir que ce moment auprès de la secrétaire, qui a fait de son mieux.

Elle voulait mettre Hanae hors de cause. La jeune femme avait fait de son mieux pour faciliter la rencontre des deux militaires. Shaina s'en voudrait si le colonel venait à lui reprocher.

- Comme vous devez le savoir, le Général Grumman en personne m'a envoyé ici pour vous transmettre cette valise. Il aurait bien aimé venir vous la confier en personne, mais son emploi du temps était plutôt chargé. D'où ma présence et mon insistance.

Sans demander l'autorisation à son supérieur, elle posa la valise sur le meuble en bois vernis. Elle ne pouvait se permettre d'être congédiée après avoir fait cette livraison et sans avoir ouvert la valise. Le général lui avait bien précisé :"Force la main s'il ne te laisse pas faire. Il comprendra quand il verra." Elle tourna l'ouverture du bagage vers l'influent personnage, et ouvrit les verrous en les faisant glisser hors des armatures métalliques. Elle souleva la partie supérieure, dévoilant un magnifique jeu d'échec en ivoire, d'une rareté extraordinaire à faire pâlir un collectionneur. Shaina profita de la pause causée par cette découverture pour examiner posément le Colonel Roy Mustang.

Sa jeunesse était la première chose qui frappait. Il devait être un génie pour être à son poste et seulement être âgé de 30 ans. Un grand stratège, prêt à tout, aux nerfs d'acier. Une capacité de mettre à distance aussi ; il faut beaucoup d'années, d'expérience, pour pouvoir accepter raisonnablement des actes violents ou cruels. A 30 ans, Roy Mustang avait déjà participé à une guerre sanglante et tué des Ishval sous ses flammes dévastatrices sans devenir dément. Il était à la fois intelligent, rusé, manipulateur, solide, déterminé.
La jeune lieutenant conservait son calme malgré cette dernière pensée qui avait traversé son esprit. La guerre. Le meurtre de civils. Cet homme avait du sang de son peuple sur ses doigts. Peut-être avait-il tué sa mère et sa grand-mère ? Elle devait cesser instamment de réfléchir à ça. ROy Mustang n'était pas comme Basque Grant, ou Kimblee. Le Général avait dit que ce Colonel représentait l'avenir de ce pays.
De l'extérieur, elle était restée toujours aussi souriante. Elle était douée pour cacher ses sentiments.

- Il m'a confié que vous jouez souvent aux échecs. En voyant cette pièce remarquable, il a aussitôt pensé à vous.

Elle appuya son regard de manière à faire passer un message silencieux. "Ne refuse pas." Mais elle savait par avance qu'il ne pourrait en être autrement.

- Il a ajouté qu'il regrettait de ne plus pouvoir vous affronter. Il reconnait que la distance est un frein à ces échanges. Et qu'il risquait de devenir mauvais joueur à force de perdre contre vous. En revanche...

Elle passa une main dans ses cheveux pour les libérer et leur donner du mouvement. Oui, c'était un geste charmeur volontaire, discret mais évident. Elle savait que Roy Mustang ne tomberait pas dans le piège de la séduction, mais elle avait envie de s'amuser un peu.

- Il pense que je pourrais prendre son relais.

Encore une phrase à double sens. Shaina venait de faire comprendre à mots couverts qu'elle savait tout des relations entre les deux gradés, et qu'elle serait pour des raisons de commodité un intermédiaire de confiance. La situation dans l'armée d'Amestris obligeait les comploteurs à prendre des précautions. Que Shaina joue les relais faisait partie de cette sécurité. En tout cas, Roy devrait vite s'habituer à ce que la militaire évoque son supérieur. Car le général Grumman et elle-même avaient beaucoup réfléchi à ce qu'ils devaient faire.

- Je débute, mais j'ai bien envie d'apprendre.

Et un petit mensonge pour conclure. Cela ne mange pas de pain.

- J'accepte votre aide avec plaisir, Colonel Mustang. J'ai déjà joué aux échecs à deux ou trois reprises, il est vrai.

L'adversaire n'avait d'ailleurs pas fait un pli. Mais il n'était pas au niveau.

- Cela sera avec grand plaisir que je resterais encore un peu à Central. Ma permission était prévue jusqu'à la semaine prochaine.

Tu parles d'une permission ! Ce n'était qu'un prétexte ; Shaina était bel et bien au travail ; un travail sous couvert de l'armée, bien sûr. Mustang avait dû comprendre le rôle qu'elle jouait dans cette affaire. Ce n'était pas un intermédiaire ponctuel, mais bien définitif. Jusqu'à la défaite d'un des deux partis. Grumman se savait surveillé en ce moment. La dernière fois qu'il avait voulu rencontrer Roy Mustang, Shaina l'avait aidé à porter un déguisement de vieille femme. Le fait d'avoir dû raser sa moustache et de se travestir l'avait beaucoup amusé, mais il pensait que Roy préférerait le contact avec une vraie femme.

- Je suis navrée d'avoir eu ce rendez-vous en fin de journée, je vous retarde. Votre journée a été chargée, je suppose...

Elle jeta un coup d’œil rapide sur les dossiers en souffrance.

- ...et celle de demain le sera aussi. Quand pensez-vous que vous pourrions nous revoir ?

Elle papillonna des yeux à un point tel que cette demande de rendez-vous ressemblait plus à une demande galante qu'à une rencontre professionnelle. La paranoïa en ces moments de tension, couvrant un coup d'état, était telle, que l'on devait imaginer être surveillé en permanence. Grumman avait des fidèles collaborateurs de sexe masculin dans son unité, mais il ne pouvait pas envisager d'envoyer une autre personne que Shaina. Déjà, parce qu'elle était indéniablement douée. Deuxio, parce qu'elle était une femme. La réputation de Roy Mustang ferait le reste. Et la demoiselle se régalait d'en rajouter une couche. Ce n'était pas chose difficile, de toute façon. Roy Mustang était un vrai plaisir pour les yeux, et il donnait envie de l'asticoter...

En revanche, il risquait de déchanter lorsque la jeune femme devait révéler ses origines. Son supérieur lui avait ordonné de l'évoquer à Roy dès que possible. Shaina avait protesté ; au vu du passé de Mustang, c'était sûrement une erreur. Il allait se braquer... Mais Grumman annonça que c'était préférable. Mentir par omission serait prendre Mustang en traitre. Et surtout, cela prouverait une bonne fois pour toute qu'elle était en faveur d'un changement de gouvernement de ce pays qui avait condamné les Ishvals.

- Je verrais donc avec la secrétaire. J'attends votre rendez-vous...avec impatience.

La jeune fille avait volontairement fait une pause dans sa phrase. On pourrait volontiers penser d'elle qu'elle était une allumeuse. Si les gens pensaient cela, alors, elle avait réussi son objectif. Ce n'était qu'un rôle, bien entendu. Et elle se moquait des moqueries qu'on pouvait lui attribuer sur ce sujet. Lorsqu'on a subi les pires remarques racistes, se faire traiter de fille de joie était un compliment. 
Roy Mustang jouait d'ailleurs dans le même registre de séduction. Il avait la réputation d'un don Juan invétéré. Les femmes lui tombaient dans les bras avec tant de facilité. Shaine d'ailleurs serait de cet acabit. Toutefois, même si Roy était très tentant, elle ne forcerait jamais comme elle le faisait avec d'autres. Pour une bonne et simple raison : Riza Hawkeye. 

L'une et l'autre ne s'étaient jamais vues. REbecca, une compagne d'arme de Shaina, était l'une de ses bonnes amies et avait pris le temps d'en parler avec la militaire. Riza surveillait en permanence son Colonel dont il était chargé de sa sécurité. Désapprouvait-elle les rendez-vous de son supérieur ? Elle-même avait-elle des sentiments ? Cela faisait partie des mystères de l'humanité. Rebecca soupçonnait un petit quelque chose. Mais cette femme était tellement romantique 
qu'elle se faisait des idées. Shaina, par méfiance, ne ferait rien de spécial en la présence de la jeune blonde. Elle n'avait pas envie de se mettre à dos Riza, alors qu'elle devait à tout pris établir une relation de confiance.  

Shaina allait prendre congés lorsque Roy s'adressa une dernière à elle. Les lèvres de la jeune femme s'étirèrent ; Roy avait compris qu'elle cachait quelque chose ? Peut-être pas. Mais il savait provoquer, quitte à se tromper. Dans le cas de Shaina, il était tombé juste. Dommage, elle gardait cela sous le coude, comme une assurance. Ou peut-être pour le déconcentrer lors d'une partie d'échecs. Mais autant ne pas lui mentir ; ce serait contre-productif. 

Tout en conservant son grand sourire, elle porta une main à son oeil droit, et fit glisser la première lentille. Elle exécuta le même geste pour l'oeil gauche. Elle posa les deux globes transparents sur le bureau de Roy. Elle conserva son attitude détendue ; sauf qu'à présent, ses yeux étaient rouges. 

- Vous avez raison; autant jouer cartes sur table, n'est-ce pas ?

- Je suis la première navrée, Colonel Mustang, de devoir mentir avec ce piètre stratagème.

Shaina aurait préféré un vrai dîner autour d'un bon repas ; mais l'atmosphère n'était pas à la détente, le badinage n'avait plus lieu d'être. Elle devait des explications au Colonel, et profiterait de ne pas être exposée aux oreilles indiscrètes.

- Vous avez insinué, tantôt, qu'il puisse s'agir d'une plaisanterie.

Elle tendit son index vers ses yeux pour rappeler ce fait. Sa voix avait changé : elle était plus sombre, plus posée, contrastant avec le ton plaisantin et léger qu'elle affectionnait généralement. Elle ne jouait plus un rôle à présent, elle allait se dévoiler afin de gagner la confiance de Mustang.

- Croyez-vous vraiment que j'ai la moindre envie de rire d'un sujet aussi grave ?

Elle marqua un arrêt, posa son bras sur l'accoudoir de l'habitacle et y installa sa tête, le regard perdu vers l'extérieur du véhicule.

- Le général Grumman, ainsi que mon ancien général, aujourd'hui décédé, étaient au courant. Ceux qui connaissent la vérité à mon sujet se comptent sur les doigts d'une main. Le Général Grumman n'a pas souhaité vous en faire part au préalable de peur que vous refusiez d'office ma présence à vos côtés. Et puis, il faut reconnaître qu'il aime bien vous tester. Il m'a recommandé d'attendre le bon moment pour vous en parler.

Elle soupira avant de jeter un coup d’œil furtif vers le visage fermé de Roy ; elle se détourna à nouveau, trouvant un intérêt particulier à fixer les feuilles des arbres frémissant sous l'air de la brise.

- Autant tout vous dire ici et maintenant. Je suis entrée dans l'armée avant le début du conflit Ishval. Par un heureux enchaînement de circonstances, j'ai échappé à toute intervention sur le terrain concernant mon peuple ; grâce à mes deux supérieurs hiérarchiques, je m'en suis toujours sortie. Toutefois, il a fallu rapidement que je cache un attribut qui me reliait à mes origines, car j'étais exposée à l'hostilité de mes camarades militaires. Je porte ces lentilles depuis un bon moment, à présent. Cela m'a aussi permis d'exercer mon métier sans attirer l'attention sur moi. Avouez qu'une espionnage Ishval à Amestris n'a pas de grandes perspectives d'avenir.

Malgré la douleur et la colère sourdes qui lui serraient les entrailles, elle continua.

- Je suis comme vous, Colonel. Officiellement, je sers mon pays et j'obéis aux ordres. Mais ma présence à vos côtés révèle qu'officieusement, je ne partage pas ses décisions sans fondement et inutilement meurtrières.

Elle prit une grande respiration avant de reprendre.

- Je suis d'accord avec votre combat et je ferai en sorte de vous aider, quoiqu'il en coûte. Que vous soyez un Héros d'Ishval m'importe peu. Je suis une militaire, je n'ignore pas la pression de la hiérarchie et l'obligation que vous lui devez d’exécuter ses ordres. De plus, vous ne prenez pas du plaisir dans la mort des autres, comme certains.

Elle se tourna ostensiblement vers lui pour ajouter, le toisant de ses yeux de braise.

- Je ne vais donc pas vous faire la morale, vous énoncer mes souffrances et vous questionner sur votre passé. Nous avons chacun notre fardeau à porter, pas la peine d'en rajouter. S'il existe une moindre chance de rétablir les vérités, de dénoncer les crimes de cette armée envers son pays, et que vous voulez provoquer cette chance, alors je vous serai dévouée corps et âme.

OOC : désolée pour ce retard, je n'avais pas vu que tu avais répondu !!